Quand Bonaparte prend le pouvoir à la suite du coup d’Etat du 9 novembre 1799, la situation financière, économique et politique de la France est catastrophique. Il use de la force pour rétablir l’ordre et la stabilité. Il pourrait alors conduire la République vers une véritable démocratie, en faisant de la France le tout premier Etat moderne d’Europe. Mais, en 1802, il fait choix du passé et, par plébiscite (3 577 259 oui contre 8 374 non), il se fait nommer Consul à vie avec le droit de désigner son successeur.
Il s’achemine ainsi vers la monarchie et commence même à signer de son prénom « Napoléon ». En 1804, les Français, qui ont pourtant fait la Révolution et aboli la Royauté, acceptent le passage à l’Empire ! Prophétique, Rouget de Lisle (l’auteur de la Marseillaise) lui écrit : « Bonaparte, vous vous perdez, et ce qu’il y a de pire, vous perdez la France avec vous ». Beethoven qui, encore plein d’illusions, lui avait dédié sa Symphonie n°3, rature rageusement cette dédicace sur la partition quand il découvre à qui il a affaire.
Le régime instauré par Napoléon est dictatorial. Avant son arrivée au pouvoir, il y avait à Paris 73 journaux. Deux mois plus tard, ils ne sont plus que 13. Sous l’Empire, ils n’y en a plus que 3 : ils ont pour mission de le faire passer pour un surhomme génial, en exaltant ses succès et surtout en occultant ses échecs et ses défaites. Il réduit tous ses collaborateurs au rôle de simples exécutants et agit constamment en militaire quand il devrait faire preuve de diplomatie. C’est ainsi qu’il se met à dos tous les catholiques d’Europe quand il fait enlever et garder prisonnier le Pape Pie VII qui refusait d’adhérer au blocus continental et de reconnaître une Eglise française autonome. Il conclut ou rompt des alliances au gré de son humeur en faisant finalement de chaque pays un ennemi.
Lui, qui, à l’origine, était si réaliste, perd tout sentiment de la mesure et se lance dans la tragique campagne de Russie en faisant fi de l’immensité du territoire et en dépit de tous ceux qui tentent de l’en dissuader.
Mais le régime est fragile : « Napoléon n’avait pour lui que l’armée. Il n’y avait pas de famille qui n’eût à demander compte de la perte d’un de ses membres. Pas de paix possible avec cette ambition démesurée. » (François Poumiès, médecin, 1789-1863). « L’élément féminin était, en France, extrêmement hostile à Napoléon. Pour les succès et la gloire insatiable de ce moderne minotaure, des milliers de cadavres français de tous les âges avaient jalonné les routes de l’Europe. » (Chevalier de Cussy, aide de camp du général Jannsens en 1814). C’est sous les acclamations de la foule que les armées russe, prussienne et autrichienne entrent dans Paris, le 31 mars 1814, et le buste de Napoléon à Ajaccio est déboulonné et jeté à la mer. Talleyrand confirme alors la prédiction faite par Rouget de Lisle en 1804 : « L’Empereur nous a perdus ; il s’est perdu et il a perdu la France ». Après la folle équipée des Cent Jours, où il se met hors-la-loi en reniant la signature de son abdication, et son ultime défaite à Waterloo (10 800 morts), il part en exil à Sainte-Hélène, où il décède, le 5 mai 1821.
L’aventure napoléonienne se solde par le plus grand désastre militaire en termes de vies humaines que la France ait connu jusque-là avec 1 800 000 morts, la perte des territoires conquis par la République, l’occupation du pays par les armées étrangères, le paiement de lourdes contributions de guerre, et la haine des pays européens contre la France.
Perdu dans son monde ancien, Napoléon n’a jamais cherché à tirer profit des inventions nouvelles comme la machine à vapeur, pourtant disponible dès 1803. Par sa faute, la France est écartée de la révolution industrielle, tandis que la Prusse et l’Angleterre en sont les premiers bénéficiaires. Il a écrit, dans le « Mémorial de Sainte-Hélène » : « J’ai reculé les limites de la gloire ». On doute que le peuple de France ait trouvé en cela une consolation !
Après leur défaite face à la Prusse, en 1871, les Français éprouvent la nostalgie des victoires d’autrefois, et leur esprit de revanche se tourne vers le passé napoléonien. Il se crée alors un mythe alimenté par les souvenirs embellis d’anciens grognards, amplifiés par le lyrisme des écrivains du Romantisme et agrémentés d’anecdotes créées de toutes pièces pour les besoins de la cause. C’est une thérapie mentale que s’administre la France.
Jacques Collard (Haccourt)
Professeur d’Histoire honoraire